Les clients de la prostitution, ces inconnus… (Manière de voir, bimestriel du Monde diplomatique, n° 44, mars-avril 1999)


Quand des municipalités italiennes, l'été dernier, ont mis à l'amende des clients des « lucioles », le problème des embouteillages dans les quartiers « chauds » s'est déplacé vers les villes voisines. La mésaventure de l'acteur Hugh Grant, condamné à une amende en 1995, avait rappelé que les clients de la prostitution sont punis aux États-Unis. Ils le sont aussi en Suède. En France, on ignore le sujet…


Amende ou prison ferme : c'est ce que risquent en Suède, depuis le 1er janvier 1999, les clients de la prostitution. La nouvelle loi sur la violence contre les femmes interdit en effet d'acheter des « services sexuels ». Pour le gouvernement, « il n'est pas raisonnable de punir les personnes qui vendent un service sexuel » ; au contraire, il faut « les aider à quitter leur mode de vie » (1). La répression des clients suédois s'inscrit dans un ensemble d'actions menées de longue date pour réduire la prostitution (2). Autre originalité, l'assistance par téléphone : ces hommes sont écoutés, on les aide à exprimer leurs problèmes, on leur propose des entretiens approfondis, seuls ou en groupe.

Clients et donc délinquants… Cette disposition ne fait pas l'unanimité dans le pays, indique Eva Hedlund, psychothérapeute au RFSU (Planning familial). Est-ce que punir les clients est la meilleure façon de les atteindre ? Ils pourront choisir des filières discrètes ou aller à l'étranger.


Il leur suffit de prendre le ferry. Ce que la Suède interdit — louer un corps humain pour un « service sexuel » — est organisé officiellement en Allemagne, pays réglementariste, c'est-à-dire que la prostitution y est commercialisée dans des eros centers. On connaît pourtant les limites de ce régime, en vigueur en France entre 1805 et 1946 : contrairement à des illusions tenaces, il ne résout aucun problème. Ni ceux de la prostitution clandestine, par exemple de personnes droguées près des gares, ni ceux d'hygiène publique ou de sécurité des femmes non prostituées : les maladies sexuellement transmissibles et les viols n'ont pas diminué en Allemagne !

Dans le reste du monde, sauf aux États-Unis (voir infra), des hommes peuvent impunément louer un vagin ou une bouche. Dans les pays où la prostitution est pourtant illégale, comme en Égypte depuis 1951, les clients ne sont pas poursuivis et seules les prostituées sont condamnées. En Thaïlande, la loi de 1960 interdit la vente de services sexuels, mais non l'achat ! La répression pénale et l'opprobre social ne pèsent donc que sur les prostituées, tandis que les temples bouddhistes ne refusent pas les donations des bordels.


C'est avec le drame des enfants des pays pauvres, utilisés sexuellement par des hommes venus des pays riches, qu'a commencé la mauvaise conscience de l'opinion occidentale. Ces clients sont restés invisibles, ou protégés par leur statut d'écrivain comme André Gide ou Gabriel Matzneff, jusqu'à ce que des pays — l'Allemagne en 1993, la France, les États-Unis et l'Australie en 1994 — votent une loi réprimant les délits sexuels sur mineurs commis à l'étranger. Des procès ont suivi : en Suède, le premier a valu à un homme de 69 ans 3 mois de prison ferme et une grosse amende. En France, des « prédateurs d'enfants », ainsi qualifiés par le procureur — les victimes étant de très jeunes Roumains et Thaïlandais —, ont été condamnés en 1997 à des peines de 5 à 15 ans de prison ferme. Aucun procès n'a encore été engagé aux États-Unis, alors que les citoyens de ce pays sont 24 % des Occidentaux arrêtés en Asie en 1996 pour sévices sexuels sur enfants, les autres étant des Allemands (15 %), des Britanniques (13 %), des Australiens (11 %), des Français (7 %), des Japonais (7 %), etc. (3)

Un sévice criminel sur une personne de quinze ans moins un jour devient un acte commercial normal le lendemain… Comme pour le trafic de magazines et de vidéos pornographiques, la délimitation légale laisse entier le problème de fond, faute d'une pensée globale sur la prostitution de la sexualité. Dans un contexte de mondialisation et d'ultra-libéralisme, le rouleau compresseur de la « demande sexuelle masculine » écrase toute réflexion. (« Ils ne peuvent pas se retenir… » : pourtant ils prennent le temps de choisir, au lieu de se masturber en urgence.) Comme dans tout marché, c'est la demande qui crée l'offre. S'il n'y avait pas de clients, il n'y aurait pas de prostitution. Quand l'offre de personnes prostituées augmente, les prix baissent, comme à la frontière germano-tchèque. Les Allemands ne se contentent donc pas des eros centers puisque 200 000 d'entre eux font aussi du tourisme sexuel, dont 10 000 avec des enfants.

Quelle est donc cette demande ? Qui sont les clients de la prostitution ? Mais comment le savoir ? On ne sait déjà pas combien ils sont. Alors que les premières grandes enquêtes sur la sexualité (Kinsey aux États-Unis, 1948 ; Simon en France, 1972) concluaient qu'un homme sur deux avait déjà payé pour un acte sexuel, des recherches plus scientifiques estiment que les clients occasionnels sont 15 à 20 %. Quant aux clients réguliers — plusieurs fois par an —, on peut estimer, en recoupant divers travaux récents, qu'ils sont 5 à 10 % de la population masculine.

« C'est combien ? » Le client se définit ainsi. Réponse bon marché : « Deux cents francs la pipe, quatre cents l'amour » (le double ou le triple sans préservatif, ce que proposent bon nombre de clients et qu'acceptent parfois des droguées en manque), soit au total des sommes énormes, au moins 10 milliards par an en France, qui alimentent des circuits clandestins. Des millions d'hommes paient donc pour « ça ». D'abord, ils « matent ». Ils vont « voir » des prostituées » dans des rues « chaudes », ils choisissent sur un écran de minitel ou d'ordinateur. Le regard, élément clef de l'érotisme masculin…

La quasi-totalité des recherches sur la prostitution porte sur la partie émergée de l'iceberg, la plus « exposée » (sens originel du mot prostituée). On connaît un peu les trafics de chair humaine, ceux de modernes esclaves sexuelles amenées des pays pauvres dans les pays riches. On commence à savoir qu'une part croissante des personnes prostituées sont des hommes, 30 % en moyenne en France (5), jeunes garçons ou travestis plus âgés, et que leurs clients sont en majorité des hommes mariés ou ayant une compagne. Mais où sont les études, les enquêtes statistiques périodiques sur cette question de santé publique : les clients de la prostitution, leur psychologie, leur pathologie, les conséquences sociales et économiques de leur comportement (6) ? Le problème est-il jugé si insignifiant qu'il ne mérite pas la moindre action de prévention en direction des hommes et des jeunes gens ? En France, où l'article 185 du code sanitaire et social qualifie la prostitution de « fléau social », la volonté politique de le combattre fait défaut. Quand le gouvernement Jospin, à peine nommé, a demandé en juin 1997 aux préfets un rapport sur la prostitution dans leur département, plus de la moitié ont répondu n'avoir rien à signaler, les nouvelles formes, « salons de massage » ou minitel, étant difficiles à appréhender avec les moyens dont ils disposent.

En France, on ferme les yeux sur ce pan de la sexualité masculine qui reste ignoré et secret. Qui se souvient que le cardinal Daniélou, chantre de l'ordre moral, est mort chez une « fille » ? Quand la police surprend un député avec des prostituées au bois de Vincennes, on le sait, on le dit, mais rien n'est publié. À Londres, l'équivalent déclenche un scandale qui ruine la carrière de l'intéressé : dernier en date, Ron Davies, ministre de Tony Blair, acculé en octobre 1998 à la démission ; de même en 1996 pour Dick Morris, conseiller de Clinton, qui payait une call girl. En France, soit le sujet est tabou, et donc intouchable ; soit il semble si horrible qu'il empêche toute réflexion ; soit c'est une banalité — le client, c'est monsieur-tout-le-monde — et alors ? Dans d'autres pays, on le traite rationnellement, comme un problème social ; mais les clients sont-ils des malades, à soigner, ou des délinquants, à punir ?

Aux États-Unis, où la prostitution est interdite (sauf dans dix comtés du Nevada, où elle est réglementée), les clients sont punis. Ils paient en argent et parfois en publicité, chèrement comme l'acteur Hugh Grant, compagnon de la belle Elizabeth Hurley, surpris le 27 juin 1995, à Hollywood, au cours d'une fellation à 20 $ dans sa voiture. À San Francisco, Norma Hotaling, ancienne prostituée, a monté un programme (7) pour eux (outre leur amende de 500 $) : une journée de prise de conscience, comme pour les chauffards qui veulent récupérer leur permis de conduire. Il ne s'agit pas de leur faire honte, mais de les amener à comprendre que leur comportement est nocif pour eux et pour autrui. Depuis 1995, elle a « traité » 1 500 hommes, de tous milieux sociaux et de tous âges. Ils ont eu en moyenne leur premier rapport sexuel payant à l'âge de 23 ans. La majorité sont mariés ou en ménage. Ils manquent de maturité et ont des difficultés à communiquer. Certains ne s'avouent pas leurs tendances homosexuelles. Ils ont besoin, comme tout le monde, d'intimité, d'amour, de tendresse, mais ils ne savent ni exprimer ces désirs ni en trouver la satisfaction. Ils estiment qu'une « pipe » les soulage, qu'avec une prostituée ils ne trompent pas leur femme et puis c'est moins compliqué qu'avec une maîtresse. Le danger, l'interdit les excitent. Ils s'imaginent aussi que les prostituées « aiment ça ». « "Ça" ? leur explique-t-on. Sucer vingt bites par jour ? » Ils sont horrifiés quand ils découvrent les violences qu'elles ont subies, quand ils entendent qu'elles les haïssent et que seul leur argent les intéresse.

« Les clients ne ressentent pas de remords », confirme la Dr Suzanne Képès (8). « Ils n'ont pas conscience d'attenter à la dignité d'un autre être humain. S'ils éprouvent peur ou culpabilité, c'est surtout parce qu'ils craignent le scandale. Ils sont prisonniers de stéréotypessur la virilité : un "vrai homme" ne pleure pas, un "vrai homme" bande. Pour eux, tout s'achète. Plus ils ont recours à la prostitution, plus ils s'éloignent de la possibilité d'établir une relation authentique avec une femme non-prostituée. Mais avant de punir la transgression, il faudrait expliquer dès l'enfance l'interdit. » Quel interdit ? La transaction sexuelle, le manque de respect. L'intimité d'un corps humain ne devrait pas se négocier contre de l'argent.

Les Français changent. Ils disent avoir moins recours à la prostitution (9). En outre, alors que chez les hommes de plus de 55 ans, un sur dix déclare que son premier rapport sexuel a eu lieu avec une personne prostituée, ils sont rarissimes chez ceux de vingt ans à avoir ainsi découvert la sexualité. Une mutation ? On peut l'espérer.



ET LES CLIENTES ?


On les appelle à Cuba des jiniteros (écuyers), à Zanzibar des papasi (punaises), à Mombasa (Kenya) et sur bien d'autres côtes des pays pauvres des beach boys (garçons de plage). Ce sont d'appétissants jeunes hommes qui s'offrent aux touristes occidentales et aussi aux couples. À Rhodes, au Brésil ou en Gambie, ils attendent à la sortie de l'hôtel les Anglaises, Suédoises, Allemandes, Françaises, etc. qui leur semblent si riches. Ils se proposent comme guides… et plus. Ce qu'ils escomptent : outre un peu d'argent, passer quelques jours dans un bon hôtel, nourris et profitant de la piscine.

Payer pour un service sexuel ? Des femmes le font aussi. Cela ne se limite plus aux gigolos pour vieilles dames fortunées. Derniers avatars en date, salués par des articles ambigus comme une nouvelle étape de la « libération » féminine : les gentlemen walkers, dont des femmes d'affaires esseulées louent la compagnie à des agences d'escorte britanniques ou françaises ; ou encore, au Japon, les clubs d'hôtes (il y en a deux cents à Tokyo), équivalents des bars à hôtesses.

Le phénomène s'est développé à partir des années soixante-dix, quand des femmes des pays riches, de classe et d'âge moyens, autonomes financièrement, ont commencé à s'envoler vers des pays ensoleillés. Les charters, l'exotisme, la tentation de dépenser une petite somme pour un plaisir déconnecté du sentiment et de la durée : comme les hommes…

Baby I will make you sweat, film de Birgit Hein (1994), montre cette Allemande de 53 ans qui se rend deux fois par an à la Jamaïque pour « consommer » un ou deux superbes Noirs. Un autre film, le remarquable Bezness, du Tunisien Nouri Bouzid (1992), donne à voir le processus de dégradation — perte d'estime de soi, dégoût du corps, difficulté à maintenir des relations affectives — à l'œuvre chez un jeune homme qui loue son corps.


NOTES 1 Bureau des violences contre les femmes (ministère du Travail), 8 juin 1998.
2 Les pays nordiques sont la seule zone dans laquelle la prostitution ait diminué depuis vingt ans. L'agglomération de Stockholm compte 1 million d'habitants et celle de Paris 8 millions. Il y a à Stockholm 200 personnes se prostituant à plein temps et 6 000 à Paris, estime le commisssaire Christian Amiard, directeur de l'Office central de la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Selon lui, le nombre total de personnes prostituées en France est de 15 000 à 18 000, dont 30 % sont étrangères.

3 Source : Bulletin de la fondation Scelles, n°1, oct. 1997. Vaste documentation sur la prostitution au14 rue Mondétour 75001 Paris tél. 01 40 26 04 45.

4 Selon la première enquête statistique, due au commissaire Hubert Martinez, directeur de l'OCRTEH en 1993.

5 Le travail pionnier est suédois : Sven-Axel Mansson, L'Homme dans le commerce du sexe, nov. 1987 (traduction in Le Cri, novembre 1993, « Au marché du sexe, client, qui es-tu ? »). Pour les « touristes sexuels », cf. Julia O'Connell Davidson, « L'Exploiteur sexuel » (ECPAT, Congrès mondial contre l'exploitation sexuelle d'enfants à des fins commerciales, Stockholm, août 1996).

6 SAGE (Standing Against Global Exploitation, mis en œuvre dans d'autres villes des États-Unis et du Canada). Cf. reportage de Catherine Durand, Marie-Claire, sept. 1998.

7 Cf. Florence Montreynaud, « Payer pour ça, c'est nul ! », Prostitution et Société, n°123, oct-déc 1998.
8 Alfred Spira, Nathalie Bajos et al., Les Comportements sexuels en France, La Documentation française, Paris, 1993.