Réglementer
la prostitution ou punir les « clients » ?
Pour échapper à cette
alternative, un pari sur l’éducation
« Il faut réglementer la prostitution », déclare Françoise de Panafieu, maire
et députée UMP du 17° arrondissement de Paris, et elle propose dans une
interview au Journal du Dimanche du 30 juin d’organiser son exercice « dans des
lieux précis — maisons closes ou autres structures — permettant aussi de
veiller à la santé publique ».
Le lendemain, Anne Hidalgo, première adjointe au maire socialiste de Paris, annonce sur France Inter que parmi les mesures à l’étude figure la pénalisation des clients. Récemment, plusieurs maires, à Strasbourg, à Bordeaux ou à Aix-en-Provence, ont pris des arrêtés pour réprimer le racolage, celui des personnes prostituées et aussi, fait nouveau, celui des hommes qui paient pour les utiliser sexuellement. Longtemps complaisante ou résignée, l’opinion publique a évolué, et on entend de plus en plus s’indigner de l’indulgence hypocrite dont bénéficient les « clients ». Grâce à de nombreux reportages sur l’enfer de la prostitution ou sur la barbarie des réseaux de proxénétisme, le public commence à prendre conscience que cette offre de prostitution est due à l’énorme demande masculine. Des élus ont décidé de réagir.
Réagir, oui, mais comment, dans un pays où la prostitution est libre ? Seuls le proxénétisme et la traite sont illégaux, mais les moyens de répression mis en œuvre sont très insuffisants. Renvoyer dans leur pays, comme le proposent certains, les immigrées clandestines que sont en majorité les personnes prostituées serait inefficace, car d’autres les remplaceraient aussitôt. La solution est-elle de réglementer la prostitution, ou de punir les clients ?
L’idée de circonscrire la
prostitution dans certains lieux, ce qui traduit la volonté de contrôler une
réalité jugée nécessaire ou inévitable, revient périodiquement dans le débat
public. Avant Françoise de Panafieu, une autre députée de droite, Michèle
Barzach, ancienne ministre de la Santé, avait proposé en 1990 la réouverture
des établissements de tolérance, fermés en 1946. Or la France a ratifié la
Convention internationale de 1949 sur l’abolition de la réglementation, et elle
s'est donc interdit d'organiser l'exploitation de la prostitution, ce que des
élues devraient savoir. Comment peut-on envisager, dans un pays qui a modifié
sa constitution pour y inscrire la parité, que les pouvoirs publics organisent,
au bénéfice des hommes, la mise à disposition sexuelle d’une catégorie d’êtres
humains ? En outre, la prostitution est contraire à un principe fondamental du
droit français, l’indisponibilité du corps humain.
Cependant, une illusion persiste dans l’opinion : des bordels résoudraient des
problèmes — gênes pour les riverains des quartiers de prostitution, visibilité
du phénomène, conditions de vie des personnes prostituées —, tout en apportant
des garanties pour la santé et la sécurité publiques. C’est oublier que les
pays réglementaristes, tel l’Allemagne, connaissent une fréquence comparable
des viols ou du sida, et que la prostitution clandestine est indissociable de
celle qui est réglementée. En effet, les clients, eux, ne se satisfont pas des
bordels organisés : on trouve souvent chez eux un désir de transgression, un
goût pour la prise de risque, témoins les demandes très fréquentes de rapports
sans préservatif.
Alors, faut-il punir ces hommes ?
La municipalité socialiste
s’attaque au problème en alliant prévention et répression. Le 1er juillet, elle
a annoncé qu’elle allait, entre autres mesures, soutenir davantage les
associations de terrain, protéger les femmes qui souhaitent changer de vie, et
lancer une enquête scientifique ; en outre, Christophe Caresche, député et
adjoint au maire de Paris, a déclaré qu’il déposerait une proposition de loi
visant à pénaliser les clients, et comportant aussi une injonction de suivi
médical. Traiter ces hommes en délinquants ou en malades serait une révolution
en France, pays machiste où payer pour acheter la disponibilité sexuelle d’une
personne a toujours été, dans les faits, l’un des droits de l’homme, ou plutôt
du mâle, et même davantage : une preuve de virilité.
Quand on voit, parmi bien d’autres exemples, comment est bafouée la loi Evin
sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, on peut s’interroger sur le
bien-fondé de déclarations répressives à propos des clients de la prostitution
: effet d’annonce, ou ambition réelle de changer les mentalités, et dans ce
cas, avec quels moyens nouveaux ?
Comment la police parisienne pourrait-elle faire face à une tâche supplémentaire dont on mesure l’ampleur avec une simple multiplication : il y a à Paris environ sept mille personnes prostituées, femmes, hommes et enfants, qui louent leur corps chaque jour à au moins une dizaine d’hommes, et souvent bien davantage. Qui peut croire que la peur du gendarme ou quelques descentes de police médiatisées suffiront à dissuader les millions d’acheteurs de viande humaine, de viandards comme je préfère les nommer, alors que pour beaucoup d’entre eux l’excitation du danger renforcera l’attrait de l’interdit ?
Menacer de punir les viandards peut sembler de bonne politique, si telle est la nouvelle tendance de l’opinion en France, mais la répression n’aura d’effet significatif, au mieux, que dans plusieurs décennies, comme c’est le cas pour la violence routière, autre exemple de comportement machiste trop longtemps toléré.
Il faut bien accepter que les problèmes posés par la prostitution n’aient pas de solution simple à effet rapide. Qu’il s’agisse d’aider les personnes prostituées à s’en sortir, de réprimer efficacement le proxénétisme, de traiter la question complexe et mal connue des viandards, de mener un travail d’information et de prévention, en particulier auprès des jeunes garçons, la difficulté reste la même : pour inverser des tendances profondément enracinées dans les mentalités françaises, il faut une volonté politique massive et durable, ainsi que des moyens financiers et humains colossaux. Agir sur les mentalités, aujourd’hui en France, c’est développer une éducation sexuelle et non sexiste ; c’est expliquer aux millions de viandards, actuels et futurs, que leur argent est la cause de cette mondialisation de l’esclavage sexuel, de cette entreprise de terreur et de déshumanisation ; c’est amener l’opinion publique à comprendre que faire de la sexualité une marchandise, c’est bafouer la dignité humaine.
2 juillet 2002