« Pas de ça chez moi ! »

Loin de résoudre le problème de la prostitution, la répression ne fait que le déplacer. Il faut développer l’éducation sexuelle.


« Pas de ça dans ma famille ! », disent ceux qui se soucient du qu’en dira-t-on ; pour eux, la « pute », c’est l’autre, objet de mépris mais aussi de fascination. Ce ne peut être ni leur mère, ni leur sœur, ni leur épouse, ni leur fille, qui doivent rester dignes de respect. Dans les groupes où la morale sexuelle est d’une rigueur implacable pour les femmes, tandis qu’elle est beaucoup plus accommodante pour les hommes, une femme, ou une jeune fille, si elle est soupçonnée de se conduire « mal », est traitée de « salope » et de « pute », et elle peut aussi être sévèrement punie, parfois rejetée, ou pire encore. « Pas de ça dans ma rue ! », disent les riverains qui pensent à leur tranquillité et au « mauvais exemple » donné à leurs enfants par le spectacle des personnes prostituées. Pour eux, la « pute », c’est la gêneuse, et parfois l’ennemie, qu’il faut chasser comme un animal nuisible. Ils s’organisent, manifestent et pétitionnent, et crient victoire quand le problème a été déplacé… sur le trottoir d’en face. « Pas de ça dans ma ville ! », disent les maires qui pensent à l’ordre public autant qu’à leur réélection ; pour eux, les personnes prostituées sont causes de nuisances, et elles ne votent pas. Qu’ils soient de droite (à Strasbourg ou à Aix-en-Provence) ou de gauche (à Lyon), ils ont pris ces derniers mois des arrêtés qui ont surtout eu pour effet de déplacer le problème dans la commune d’à côté. « Pas de ça dans mon pays ! », signifie Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avec un projet de loi visant à punir les personnes prostituées en leur infligeant de lourdes amendes. Selon lui, « la prostitution est un problème douloureux pour celles qui y sont livrées et insupportable pour les gens qui habitent là où elles sont légion. » (Journal du dimanche, 29 sept. 2002) Opposer de façon aussi cynique le « douloureux » à l’« insupportable », c’est désigner ceux qu’on plaint le plus : les infortunés riverains ! Tout en reconnaissant que les personnes prostituées sont en grande majorité victimes de réseaux proxénètes, le nouveau gouvernement a décidé de faire comprendre aux chefs de ceux-ci que leurs trafics doivent s’exercer ailleurs. Par exemple aux Pays-Bas ou en Allemagne, où l’exercice de la prostitution est réglementé, c’est-à-dire toléré dans des établissements commerciaux n’admettant que des personnes prostituées dont les papiers sont en règle. Ce dernier changement ne résout donc pas davantage le problème : alors que les trafiquants sont depuis longtemps passés à l’échelle mondiale, la seule qui vaille, l’Europe, dans laquelle coexistent des pays aux politiques envers la prostitution radicalement différentes, est incapable de s’accorder sur des principes communs.


« Pas de ça chez moi ! » : ce n’est pas tant le « ça » qui pose problème que le « chez moi ». Ce qui compte pour la majorité de ceux qui s’expriment bruyamment, c’est ce qui est visible, ce qui les dérange : « ça » ne doit pas se passer chez eux, sous leurs fenêtres, sur leur territoire préservé. Si « ça » se passe dans une maison discrète, ou sur un terrain vague loin de la commune, « ça » devient supportable.
En quoi consiste « ça » ? Des hommes paient pour disposer sexuellement d’une autre personne, femme, homme ou enfant, qui ne les désire pas, et qui n’attend d’eux que leur argent. Ces hommes, ce ne sont ni des extra-terrestres, ni des monstres. Ce sont nos voisins, et parfois nos pères, nos frères, nos maris. Comment faire pour que ce ne soit pas nos fils et nos filles ? Jamais dans l’histoire une politique uniquement répressive n’a résolu un problème de société. Si le proxénétisme mafieux fait l’unanimité contre lui, tout un système proxénète continue à prospérer, aussi bien dans les journaux gratuits, avec leurs pages de petites annonces racoleuses, que dans les hôtels de luxe qui fournissent sur demande, avec la chambre, de la viande fraîche et élégante. En France, après des décennies d’hypocrisie et de répression aléatoire, les positions sont aujourd’hui mieux définies. Tandis que la droite, revenue au pouvoir en mai 2002, semble avoir décidé de punir les personnes prostituées, la gauche, qui a conquis la mairie de Paris en mars 2001, s’oriente vers la répression des hommes qui les paient, tout en annonçant une campagne de prévention et d’information. Christophe Caresche, député socialiste de Paris, a l’intention de déposer une proposition de loi visant à punir les « clients », ces hommes que je préfère appeler des viandards, car client est un mot trop positif pour qualifier une pratique relevant de l’atteinte à la dignité humaine et, en général, de l’exploitation de la misère. Pour la gauche, le modèle affiché est la Suède, où une telle loi est entrée en vigueur en 1999 et où la prostitution de rue, déjà peu abondante, a très sensiblement diminué depuis lors. On oublie que cette loi marquait l’aboutissement d’un processus engagé depuis plus d’un demi-siècle. On ignore que l’éducation sexuelle, introduite à l’école à titre facultatif en 1942, est devenue obligatoire, pour toutes les classes, en 1956. On fait l’impasse sur ce gigantesque travail pédagogique qui, année après année, a fini par toucher l’ensemble de la population en modifiant les mentalités. Même si la prostitution existe sous d’autres formes, un consensus s’est peu à peu établi sur deux principes fondamentaux : les personnes prostituées sont des victimes de violences ; payer pour acheter du sexe n’est pas bien ; ceux qui continuent à le faire, en Suède ou à l’étranger, en ont conscience. On en est loin en France où la prostitution est encore dans bien des milieux un sujet de gaudriole et où l’opinion publique est majoritairement favorable aux bordels, comme le montrent des sondages récents. Malgré la circulaire Fontanet de 1973 qui prévoyait l’instauration de l’éducation sexuelle à l’école, en 2002 seuls 60 % des élèves de secondaire ont bénéficié de deux fois deux heures d’information sur ce sujet, généralement en classe de quatrième et de troisième, cette durée étant à peine suffisante pour faire passer les notions de base sur la contraception et sur la protection contre le sida. Comment pourrait-on faire comprendre en outre ce que sont le respect de soi et de l’autre, le désir et le plaisir ? Dans la société française de 2002, comment remédier à l’ignorance si répandue en matière de sexualité ? Comment déraciner les préjugés sur la légitimité des prétendus « besoins sexuels » des hommes, produit de la culture machiste ? Comment, dans le pays des droits de l’homme, faire valoir le droit des femmes à dire non à une sexualité trop souvent vécue sur le mode de la domination ? La réponse existe, et son application demande du temps et de la patience. Il faut informer, écouter, expliquer, pendant des heures, pendant des années. Il faut diffuser des documents, faire des campagnes, parler de dignité humaine et de droits humains, de plaisir et de liberté, de désir et de pouvoir. Il faut mettre à l’honneur le respect de soi et celui d’autrui, notions incompatibles avec la prostitution. Il faut faire comprendre pourquoi on veut punir. Avec des mesures répressives, on obtient des résultats à court terme, mais on ne fait que déplacer le problème. Pour que les collégiens d’aujourd’hui ne soient pas les viandards de demain, il faut voir plus loin que l’échéance des prochaines élections. Il faut du courage, de la pédagogie et de la persévérance.