|
uand
l'écrivaine et éditrice Adela Turin, et l'enseignante et chercheuse Sylvie
Cromer, fondatrices de l'association Du Côté des Filles, dénonçaient le
sexisme des livres pour enfants, on leur rétorquait qu'elles étaient
victimes d'une idée fixe. « Les éditeurs n'acceptaient même pas l'idée,
raconte Adela Turin. Je me souviens d'une « grand messe »
d'éditeurs où j'avais montré 200 images indiscutablement sexistes tirées
d'albums. Ils ont été très fâchés, on m'a mise à l'écart ! On me
disait que, forcément, en cherchant des images de femmes en tablier,
j'allais en trouver, que je trouverais aussi bien des locomotives vertes.
Peut-être. Mais je vous mets au défi de trouver 200 locomotives
vertes ! ».
A l'incrédulité (la mauvaise foi ?), Du Côté des Filles a opposé des
chiffres. L'étude scrupuleuse (et pas toujours passionnante !) de 537
albums illustrés de fiction pour les 0 - 9 ans (la quasi-totalité des
nouveautés parues en France en 1994) ; le relevé et le traitement de
données selon des grilles statistiques établies dans les règles de l'art.
Un programme de recherche intitulé « Attention album ! »,
démarré en 1996, et soutenu par la Commission Européenne et la Fondation de
France. Imparable.
Aux fourneaux !
Les résultats de la première étude estomaquent les féministes les plus
endurci-e-s.
Non seulement, le féminin est sous-représenté, mais encore il l'est selon
des stéréotypes qu'on avait trop hâtivement cru éculés. Quelques exemples
pour évaluer l'ampleur de la catastrophe... Sur les 779 enfants
protagonistes d'histoires, 60,33 % d'entre eux sont de sexe masculin. Sur
les 544 adultes autres que parents et grands-parents, 71,1% sont des
hommes. Les hommes des histoires ne sont des pères qu'à 28,5%. Alors que le
seul cadre où les personnages féminins prédominent est celui de la
famille : 56,4% des parents sont des mères. Mais attention : ces
mères n'accèdent au rôle de personnage principal que dans 16,7% des cas.
L'image donnée de ces malheureuses mères est affligeante. Représentées la
plupart du temps dans leur cuisine, la taille ceinte de l'inévitable
tablier, ou bien encore revenant de l'école, un cabas dans une main, de
l'autre tirant un ou plusieurs marmots, elles n'existent que pour servir.
Travaillent-elles ? On ne s'attarde guère sur ce sujet
négligeable : 15% des albums montrent une femme au travail, contre 32%
un homme. Le font-elles, que c'est très majoritairement dans le domaine de
l'enseignement ou des soins aux enfants (exemple : 1 représentante de
l'ordre ou de la justice - contre 38 homologues masculins !). Si la
mère dispense à sa fille des conseils de vie pratique et de morale, jamais
elle ne donne de « leçon » à son fils : c'est toujours un
homme qui accompagne l'éducation du petit mâle, seul initié aux techniques.
Bref, dans les albums illustrés, c'est la fiction qui dépasse la réalité !
Innocence suspecte
Ça deviendrait risible, s'il ne s'agissait des modèles proposés à nos
enfants. La seconde partie de l'étude, qualitative cette fois, prouve
qu'hélas ! ils saisissent parfaitement les symboles contenus dans les
images. L'enquête fut menée en France, Espagne et Italie, auprès de 50
enfants au total (25 filles, 25 garçons), auxquels on demanda d'interpréter
des images.
Procédons encore par l'exemple. Sur une image, un ours, accoudé à une
table, lit le journal. Rien dans sa physionomie ne le sexualise. Les
enfants sont pourtant quasiment unanimes : c'est un mâle.
Pourquoi ? Les mamans ne lisent pas le journal. Pourquoi ? Elles
n'ont pas le temps. Sur une seconde image, l'ours porte un collier de
perles : 15% des enfants persistent à déclarer voir un mâle !
Tant le symbole du journal est récurrent. Comme celui du fauteuil,
propriété de papa. Du sempiternel tablier. Ou encore des lunettes, insigne
valorisant de l'intellectuel homme - ou dévalorisant de la « vieille
fille ».
Et les parents, là-dedans ? Durant la même enquête, quatre groupes
d'adultes entre 35 et 45 ans ont examiné les mêmes images. Première
constatation : ils en donnent généralement la même interprétation.
Mais à la différence de leur progéniture, ils ne savent expliquer pourquoi.
Ils ont perdu la faculté de décrypter les images, et de désigner
spontanément l'objet symbole. Comme les enfants, ils ajoutent que ces
stéréotypes ne correspondent pas vraiment à la réalité. Mais rares sont
ceux qui y voient malice. Cet archaïsme serait presque un gage de
poésie ! D'ailleurs, ils n'avaient rien remarqué : ils ne lisent
pas les livres qu'ils achètent pour leurs enfants.
A qui la faute ?
Même ébahissement du côté de bibliothécaires, après lecture des brochures
édités par Du Côté Des Filles, qui synthétisent et commentent les résultats
de l'étude. « On croyait que ça n'existait plus ! ». Si, le
constat est fait. Il n'émeut pas (encore ?) l'Education Nationale ni
le monde de l'édition. En revanche, les parents et enseignants qui ont lu
les brochures (aussi plaisantes qu'instructives, précisons-le) ont été
nombreux à adresser leurs félicitations aux auteures.
Mais qui est l'œuf, qui est la poule, dans l'histoire ? Faut-il
attendre le changement des mentalités et comportements pour se débarrasser
des stéréotypes sexistes dans les livres ? Ce serait nier le rôle
pédagogique de la lecture - argument favori des éditeurs, pourtant.
« Un lexique d'images symboliques est indispensable pour communiquer
avec les enfants qui ne lisent pas encore, reconnaît Adela Turin. Mais rien
n'empêche les créateurs et les créatrices de sortir des rôles stéréotypés
pour proposer de nouvelles relations. » Il suffit juste d'avoir la
volonté de secouer les habitudes, quitte à bousculer un peu, non le lectorat,
mais l'acheteur.
L'association Du Côté des
filles poursuit son action.
Contact sur le site : http://www.ducotedesfilles.org/
|
|